Le concept de "race" peut-il s'appliquer à l'espèce humaine ?

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Le concept de "race" peut-il s'appliquer à l'espèce humaine ?

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Représentation des différentes "races humaines" (blanche, jaune, noire et rouge)
Représentation des différentes "races humaines" (blanche, jaune, noire et rouge)
© AFP

La commission des lois de l'Assemblée nationale souhaite supprimer le mot "race" de la Constitution de 1958. Et pour cause : le terme n'a aucune légitimité scientifique. Mais certains appellent à la vigilance, pensant que le concept est à sauvegarder pour lutter contre le racisme même.

"La France [...] assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion." La Constitution de 1958 sera bientôt modifiée : la commission des lois de l'Assemblée nationale a en effet adopté un amendement pour que soit supprimé le mot "race" de cet article premier. En effet, ce terme n'a aucune légitimité scientifique ; notons à ce sujet que récemment, les travaux de David Reich, un spécialiste de l'ADN de l'université d'Harvard, ont créé la polémique sans remettre en question le consensus scientifique. Mais certains estiment quand même qu'il est important de conserver le concept, qui permet de refuser toute discrimination sans ambiguïté : c'est par exemple ce que défendait Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public à l’université de Bordeaux dans Libération, le 10 juillet 2018 :

S’il paraît pertinent de supprimer le mot "race" de la Constitution de la Ve République, à la fois pour des raisons symboliques et juridiques, sans doute serait-il plus prudent de ne pas laisser béant l’espace ainsi créé. En effet, si la "race" n’existe pas comme catégorie prétendument objective, chacun sait que le racisme en tant que sentiment subjectif lui existe bel et bien...

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Réflexions, ici, sur la polysémie du terme, que nous mettons à l'épreuve des sciences dures (à laquelle il ne résiste pas), et à celle des sciences humaines.

L'homogénéité de l'espèce humaine

Dans Continent sciences, en 2008, Stéphane Deligeorges s’entretenait avec le biologiste moléculaire Bertrand Jordan, auteur de L'humanité au pluriel : la génétique et la question des races (Le Seuil, 2008) sur cette question persistante. Une émission qui débutait par l'évocation de la figure de Joseph Arthur de Gobineau, père de la pensée racialiste et auteur, en 1855, d'un nauséabond Essai sur l'inégalité des races humaines qui engendra le mythe aryen. Des "travaux" qui furent suivis par tout un courant qui s’appuyait sur une certaine façon de lire la théorie de l'évolution de Darwin, "pour affirmer l’existence des races, leur origine dans l’évolution, et le fait que les Noirs et les Chinois sont moins évolués que les Européens."

L'unicité de l'espèce humaine, dans Continent sciences le 19 octobre 2016

58 min

Durée : 1h

"Ce qui est caractéristique dans la notion de race, si on creuse un petit peu, c'est que c'est une notion essentiellement culturelle, mais qui prétend toujours être fondée sur la biologie." Bertrand Jordan

En 2003, les nouvelles techniques de séquençage mettent à mal, une fois pour toutes les tenants de ces théories racialistes : le projet génome humain, entrepris en 1990, s'achève par la publication de la suite complète des 3 milliards de bases qui composent le génome humain : "C’est la première fois qu’on va pouvoir avoir une notion globale de la diversité humaine", explique Bertrand Jordan. Le projet prouve notamment qu'il n'existe pratiquement aucune variation entre l'ADN de deux humains pris au hasard... Ils sont semblables à 99,9% : "Nous avons tous les mêmes gènes qui sont placés de la même façon, sur les mêmes chromosomes." Une homogénéité remarquable, et qui ne concerne que l'humanité puisque même les primates supérieurs, par exemple, présentent quatre à cinq fois plus de différences entre deux individus.

Malgré tout, au cœur même de l’ADN, existent des zones de très grande variabilité. Alors, "est-ce qu’à l’intérieur de l’espèce humaine, il y a des sous-ensembles aussi nets, étanches, que le voudraient les tenants de l’idée de race ?", questionne Stéphane Deligeorges. Les scientifiques du projet génome humain se sont prêtés à une étude des variations ponctuelles de l'ADN dans les différentes populations humaines, et le constat est sans appel : "S’il y avait réellement des races humaines, comme il y a des races de chiens, on s’attendrait à ce que certains variants soient exclusivement chez certaines personnes, dans certaines populations, et d’autres variants, exclusivement chez d’autres personnes. C’est bien ce qu’on trouve d’ailleurs chez les chiens de race. Et ce qu’on trouve dans l’espèce humaine, c’est que pratiquement tous les variants de tous les SNIP [single-nucleotide polymorphism : la variation d'une seule paire de bases du génome NDLR] sont présents dans toutes les populations. Que vous fassiez votre étude sur une tribu du Congo, ou sur un village irlandais, ou sur une région norvégienne, ou sur le Kamtchatka, vous allez retrouver toutes les formes des SNIP possibles."

Le concept de "race" en sciences humaines et sociales

La Grande Table du 13 mai 2013 se demandait s'il était possible de "parler de race en France". 2013, année qui vit la suppression du mot "race" de la Constitution française, François Hollande l'ayant promis au Parlement le 8 mars 2012 : "Il n’y a pas de place dans la République pour la race."

"Peut-on parler de race en France", dans la Grande Table du 13 mai 2013

28 min

Durée : 30 min

"La race pour aller vite, moi je veux bien, mais il faut à chaque fois rappeler que le mot 'race' n’a aucun substrat scientifique. Ce qui est maintenant un acquis mais qu’on a tendance à oublier quand même. C’est un mot dangereux." Ces propos de la philosophe Catherine Clément prouvent que ceux qui réfléchissent à l'aune des sciences humaines alertent, comme les scientifiques, sur l’ambiguïté du terme.

"Dans Race et histoire puis Race et culture de Lévi-Strauss, il y a une démonstration implacable que la race n’a aucun fondement scientifique." Catherine Clément

Mais certains voient dans ce mot un concept à garder, car important dans la lutte même contre les discriminations. "Les Etats-Unis pourraient nous aider à comprendre ce qu’il se passe ou ce qu’il pourrait se passer autour des questions de reconnaissance, ou non, de la race", avance l'historienne Sylvie Laurent. Car le mot est inscrit dans la Constitution aux Etats-Unis depuis 1865, une date tardive... Et il l'est, pour le meilleur, puisqu'il engendre des "mesures d'affirmative action" par Johnson, qui sont des mesures de réparations concrètes pour les préjudices immenses causés par l'esclavage et la discrimination : "Les Noirs deviennent citoyens, et on leur doit réparation", explique Sylvie Laurent. Une idée portée par Martin Luther King dans son discours de 1963 sur le rêve d'un pays post-racial. Pour l'historienne, Barack Obama, dans son discours de 2008 à Philadelphie, ne reniait pas non plus le concept de "race" : "En réalité, ce que dit Barack Obama en filigrane dans ce discours, c’est que nous utilisons tous la race comme convention sociale. Non seulement comme convention normative mais, parlons clairement, vous comme moi nous avons la race comme arrière-plan".

"Je ne sais pas si le mot race doit être banni ou non de la Constitution mais je sais que ça a fait beaucoup de bien à la Constitution américaine lorsqu’il est apparu en 1865, très tard." Sylvie Laurent en 2013

Enfin, dans une conférence tenue à l'Université de Nantes, intitulée "La Fabrique de la 'race' et diffusée en octobre 2015 sur le site internet de France Culture, la philosophe Magali Bessonne défendait elle aussi l’usage du concept de "race" pour déconstruire les discours racistes et combattre les discriminations, tout en reconnaissant son invalidité "dans un sens biologique" : "Elle existe comme principe de vision et de division du corps social. C’est une expression de Bourdieu, mais qui est assez utile, parce qu’on garde, avec cette idée de vision, l’idée que la race est historiquement ce qu’on voit, ce qu’on a appris à voir comme saillant dans les différences entre les individus, et c’est un principe de division parce que cette perception racialisante, qui crée la race, a des effets sur les mécanismes de stratification sociale, de production des inégalités."